Le risque de dénutrition des personnes âgées est difficile à admettre dans nos sociétés. Pourtant, il est réel*. Les personnels soignants sont massivement concernés. Le Docteur Hervé Canart, médecin coordonnateur et Nathalie Louvet, infirmière référente sur la nutrition, nous parlent de ces personnes fragiles qu’ils accompagnent au quotidien dans le contexte d’une EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) et des familles qui gagneraient à être plus présentes…
Quels sont les facteurs qui contribuent à la dégradation de l’état nutritionnel des personnes en EHPAD ?
N.L. : Beaucoup ont des problèmes de mastication. On leur donne une nourriture mixée peu appétissante. Combien de fois j’ai vu des regards envieux aller vers la viande et les frites de celui qui peut encore mâcher…
H.C. : La perte du goût est un autre facteur. Les papilles gustatives disparaissent et, petit à petit, plus rien n’a de goût, à l’exception des aliments sucrés. Et avec la nourriture mixée, plus rien n’a de couleur ! S’ajoute un assèchement des glandes salivaires et des désagréments, les mycoses de la langue par exemple, auxquels peu de médecin sont sensibilisés. En troisième facteur, je mettrai la polymédication. Plus on prend de comprimés, moins on a faim. Les calmants, trop souvent prescrits aux personnes démentes, sont définitivement des coupe-faim. C’est un problème préoccupant : c’est si facile de prescrire une pilule… Enfin, facteur de taille, la dépression. Ici, un tiers des résidents en souffre plus ou moins.
Parce qu’ils ont été contraints d’entrer en EHPAD ?
H.C : Non, très peu viennent contre leur gré. Mais la majorité de nos résidents sont résignés. C’est le mot je crois. L’entrée en institution fait souvent suite à une situation d’urgence qui amène à ce dernier choix.
N.L. : Et ils sentent que c’est leur dernière demeure…
Peu étonnant qu’ils perdent le goût de vivre… La dénutrition peut-elle résulter d’un laisser aller ?
H.C. : Oui, la dénutrition peut-être l’aboutissement d’un syndrome de glissement, plus ou moins conscient. Mais il ne faut pas confondre le refus de s’alimenter et un état pathologique entraînant la dénutrition avec des conséquences comme l’ostéoporose, le retard de cicatrisation, l’immunodépression qui favorisent les problèmes majeurs rencontrés en EHPAD : la dépendance, les chutes, les escarres… Une dame centenaire m’a dit un jour : « Docteur, je ne veux plus manger, plus boire ; donnez-moi juste quelque chose si j’ai mal, vous promettez Docteur ? ». Cette dame a toutes ses capacités intellectuelles, et là, nous avons bien une personne qui décide de lâcher prise**…
Revenons sur la dénutrition qui résulte d’une détérioration de l’état de santé…
H.C. : Nous avons 4 critères pour poser un diagnostic de dénutrition. C’est vital avec des patients âgés souvent alités. La dénutrition est notre pire ennemi. Une escarre peut se former en une nuit !
Une fois le diagnostic posé, que faites-vous ?
H.C. : Je vais voir le cuisinier, et nous avons la chance d’en avoir un, et je lui demande « d’enrichir » la nourriture. Nous disposons ensuite d’apports de protéines qui n’augmentent pas le volume du liquide à boire. Les personnes âgées boivent déjà beaucoup, notamment pour les prises de médicaments. Ces apports visent un pourcentage d’1 gramme de protéines par kilogramme de poids corporel, apport journalier nécessaire aux personnes âgées. C’est une idée fausse de penser qu’elles ont moins de besoin qu’un adulte. Pour les cas sévères, nous avons recours à des compléments alimentaires qui représentent 500 calories et 30 grammes de protéines.
N.L. : Ces compléments ne remplacent pas la nourriture et ils ne sont pas toujours bien tolérés.
Des considérations financières interviennent-elles?
H.C. : Tristement oui ! Si je demande au cuisinier une nourriture enrichie, il répond que cela a un coût. En discutant, on s’aperçoit que ça peut ne pas coûter tant que ça. Qui peut contester qu’il vaille mieux améliorer l’alimentation qu’augmenter les soins liés aux escarres. Entre des portions de fromage et des pansements, le choix semble évident. Paradoxalement, depuis des années, on prescrit à presque toutes les personnes dépendantes du calcium avec Vit D pour éviter une multiplication des fractures mais ce calcium a un coût et entraîne parfois des troubles digestifs qui altèrent l’appétit !
N.L. : Et on sait que c’est le mouvement qui fixe le calcium. En prescrire à des personnes en fauteuil ou alitées ne sert pas à grand-chose…
H.C : En revanche, le coût relativement élevé des compléments alimentaires est maintenant sur notre budget et le directeur veut être sûr que leur prescription soit justifiée, ce qui en soi n’a rien d’anormal. Il faut espérer pouvoir continuer à en acheter pour ceux qui en ont le plus besoin…
Quelles solutions de « bon sens » proposez-vous ?
N.L : Le personnel fait tout pour assurer que les résidents, même très dépendants, prennent leur repas avec d’autres. Un repas servi à table avec une nappe est plus engageant que sur un plateau en chambre. Mais cette « manutention », il n’y a pas d’autre mot, prend beaucoup de temps. Les résidents sont trop nombreux pour leur proposer, comme dans les USA (Unités de Soins Alzheimer), de respecter leur rythme de vie. Les repas sont à heure fixe et cela ne convient pas toujours à des personnes inactives qui prennent des médicaments aux effets secondaires incontestables.
H.C. : Nous comptons 70% de personnes souffrant de démence. Beaucoup de résidents laissent leur appareil dans des endroits insensés. L’entourage peut repousser le moment de le remplacer parce que cela veut dire prendre une demi-journée pour aller chez le dentiste. J’ai donc essayé de monter une proposition avec un dentiste de l’hôpital qui acceptait de faire des permanences ici. Et bien, il n’y a jamais eu de suite. Il existe des initiatives heureuses… Dans une EHPAD à Reims, ils ont embauché une personne à temps partiel pour conduire les résidents à des rendez-vous extérieurs. Le problème n’est que financier, encore une fois…
Pourquoi les familles sont-elles si attentives au sujet de l’alimentation ?
N.L. : Les familles font un lien entre ne plus manger et approcher la fin de vie. Elles peuvent être assez agressives.
H.C. : Je crois que les familles se focalisent sur la nourriture faute de mieux ! L’agressivité vient je pense d’une immense culpabilité. Au quotidien, nous avons pris leur place. Elles nous demandent de plus en plus parce qu’elles sont de plus en plus absentes. Elles nous font un peu porter la responsabilité de la fin de vie de leur proche. Mais nous ne pouvons pas les remplacer. Ce n’est pas notre rôle.
N.L : On peut nous reprocher de ne donner que de la bouillie et si nous avons le malheur de donner quelque chose de solide qui provoque une fausse route, être critiqué, sévèrement.
H.C. : Les familles n’ont pas toujours le contexte. Et c’est dommage. Pour tous.
H.C. : En étant plus présentes, les familles ressentiraient moins de culpabilité. Paradoxalement, accompagner des proches vieillissants aide à vivre plus sereinement leur fin de vie…
*40% de personnes concernées contre 4% seulement chez les personnes âgées à domicile.
** Un des 5 principes fondamentaux de la Loi Léoneti est le respect de la volonté des patients.
Propos recueillis par Nathalie Cuvelier, Webinage
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