Investie professionnellement et amicalement depuis plus de 30 ans auprès de personnes vivant avec un handicap, Anne Chabert d’Hières a mené les entretiens de « L’Epreuve des Mots »*, un documentaire réalisé à l’occasion des 45 ans de l’Arche**. « Nous avons voulu donner la parole à des personnes qui l’ont rarement et donner à entendre ce qu’elles ont à dire sur des questions de société : la vie, l’amour, la mort, l’argent… » Rencontrée à l’occasion d’une projection où l’émotion était certaine mais sereine, Anne a accepté de parler sans détour, dans cette première partie d’entretien de cette belle preuve par les mots et de l’ambivalence des rapports entre « aidants » et « aidés ».
Pourquoi « L’Epreuve des Mots » ?
Le titre a été trouvé après le tournage. Au fil des projections, je constate qu’il rejoint le public de plein de manières. Le public reçoit la preuve par les mots de la valeur des personnes handicapées, même si pour elles, parler est une épreuve. Mais le public peut-être aussi éprouvé. Des parents me confient : « on ne s’est jamais adressé à notre enfant comme ça ». Des aidants me disent : « vous les mettez en difficulté ». Je comprends ces réflexions. Le film peut rouvrir des puits de douleurs et d’angoisses.
Parler de choses difficiles sans peur, c’est une épreuve en soi. Les personnes auxquelles nous avons donné la parole sont le plus souvent considérées comme des objets de soins. Nous avons voulu les écouter en tant que sujets. Au cours du tournage, j’ai dû cesser de vouloir obtenir les réponses que j’attendais, pour créer un espace où elles s’expriment librement. C’est quand nous avons arrêté de vouloir nous plaire, moi dans mes questions, elles dans leurs réponses, que cela s’est mis à fonctionner.
Avec des moments très forts. Quand je réalise que Julie croit que c’est de sa faute si elle est handicapée. C’est terrible non ? Et Jean-Claude, quand il nous dit qu’il est dur avec sa maman parce qu’il a peur de la perdre. Imaginez l’impact de ces paroles tout en vérité sur une audience.
Ces personnes avec lesquelles vous avez construit une relation d’écoute et d’échange, qu’est-ce qui leur manque le plus ?
Qu’on s’adresse à eux sur ce qu’ils pensent et peuvent apporter et pas sur leurs manques et leurs besoins ! C’est douloureux et oppressant de n’être qu’un sujet à problèmes. Lors d’une réunion de l’Arche où nous expliquions notre projet, je me souviens d’avoir été très impressionnée par Florence, une personne atteinte d’un handicap qui m’a interpelée : « cela vous intéresse vraiment ce que nous avons à dire ? ».
Je n’ai pu que m’excuser de notre lenteur à prendre au sérieux son expérience. Florence et les autres sont des êtres entiers. Elle ne dispose pas des mêmes outils que nous, c’est tout. Nous survalorisons les outils que nous utilisons, l’écriture, le calcul et de notre point de vue ils sont désemparés puisqu’ils n’ont pas les bons outils.
Mais cela veut dire quoi ? Qu’ils n’ont aucun outil ? C’est faux ! Ils ont des défis spécifiques et cultivent d’autres ressources. Prenons des exemples : quelqu’un qui ne se situe pas dans le temps apprend à trouver des personnes référentes. Cette capacité à venir chercher, au bon moment, des personnes ressources, elle existe, elle a de la valeur. C’est une compétence en soi. Il faut leur en faire crédit.
Osons leur laisser de l’espace, pour être eux-mêmes, pour nous étonner, nous déconcerter, nous édifier. Nous les enfermons trop souvent dans nos « Laisse, je vais le faire » ou « non, ça, tu ne sais pas le faire ». Mais une autre fausse piste est cet angélisme qui consiste à dire « nous sommes tous handicapés ». Cela revient à nier leur expérience singulière et unique.
C’est difficile d’être un aidant ?
Oui, c’est difficile et il y a de nombreux pièges. On a besoin de se réassurer. Du fait de la fragilité ou du handicap, l’aide est incontournable et c’est à double tranchant. Du point de vue de l’aidant, on a envie de bien faire, que la personne aidée nous trouve gentil. On peut trouver dans l’aide beaucoup de bénéfices secondaires, par exemple le sentiment d’être utile et efficace.
Mais l’aidant peut devenir « addict » à ce besoin d’aider et entretenir ainsi la dépendance de la personne aidée. Je suis aidante moi-même et je fais l’expérience de ces sentiments ambivalents. C’est important de les exprimer pour « qu’ils ne nous jouent pas trop de mauvais tours.», je l’exprimerais autrement Anne. Tout ce qui est clandestin en nous est puissant et nuisible, pour nous même et pour les autres.
Vous assurez également des formations auprès d’aidants professionnels.
Abordez-vous ce « trop d’aide nuit à l’aide » ?
C’est essentiel d’en avoir conscience. Dans la relation d’aide, peuvent fonctionner deux circuits. Le circuit court consiste à vouloir obtenir la satisfaction de l’autre. C’est satisfaisant pour l’aidant mais rarement pour l’aidé qui est réduit à ce qu’on attend de lui.
J’ai une anecdote à ce sujet. Une personne vivant avec un handicap me raconte un jour qu’elle a mangé une sauce pour faire plaisir à une aidante très gentille même si elle savait qu’elle ne la digèrerait pas. Elle a préféré, si je peux l’exprimer ainsi, une tempête dans son ventre plutôt qu’une tempête dans sa relation avec l’aidante. Le circuit long, c’est celui qui prend en compte la croissance de l’autre et reconnaît son altérité.
Et j’ai une autre anecdote. C’est une personne qui, pour son bien, se voit refuser le droit de boire du café en fin de journée. Elle en a sacrément envie mais n’ose pas l’affirmer. J’ai dû « jouer » la scène avec elle trois fois, en me mettant à la place de l’aidante qui lui retire la tasse de café « pour son bien », avant qu’elle n’arrive à me dire « attends ! ».
Tant de temps pour dire ce qu’elle souhaitait, elle, pour suspendre mon geste plutôt que d’accepter ce qui était raisonnable du point de vue de l’aidant !
Et attention, je ne nie pas qu’il puisse aussi y avoir des tentations de tyrannie dans l’autre sens.
Propos recueillis par Nathalie Cuvelier, Webinage
L’entretien de Anne chabert est diffusé en deux temps. La suite de cet entretien sera diffusé dans une semaine sur Aidant attitude.
*Sorti en 2011, ce documentaire de Nicolas Favreau est disponible à l’achat en ligne à l’adresse suivante : « L’épreuve des mots » 2 est en préparation.
** L’Arche a été fondée en 1964 par Jean Vanier. Il existe aujourd’hui de nombreuses communautés de par le monde qui, fidèles à la pensée de Jean Vanier, essaient de : « travailler ensemble à construire une société plus humaine », au sein de laquelle chacun peut prendre sa juste place.
Les mécènes d’Aidant attitude
Les mécènes d’Aidant attitude contribuent au développement du fonds de dotation, à la fois par des actions de mécénat, mais aussi par la réalisation de projets communs pour les aidants. Sans eux Aidant attitude n’existerait pas, et ne pourrait pas mener ses actions d’information, soutien et réconfort aux aidants.
Particulier : Vous pouvez déduire 66% de votre don dans la limite de 20% de votre revenu imposable.